Ce qui se passe en Turquie d’un point de vue anti-autoritaire



Pourquoi le soulèvement actuel en Turquie mérite d’être soutenu

Contexte

La République de Turquie, fondée sur le génocide des Arméniens dans la région dans un élan nationaliste et meurtrier, n’a pas beaucoup changé au cours du siècle dernier. Pour les non-musulmans, les Kurdes, les Alevis et les femmes qui ne détenaient ni la majorité ni le pouvoir, l’État et sa société ont toujours été une source d’oppression.

Mais à partir de 2002, en raison de la dictature d’Erdoğan, l’oppression, la pauvreté, la violence et l’exploitation ont commencé à se faire sentir également par la majorité de la société. En 2013, après des interdictions et des oppressions croissantes, des millions de personnes sont sortis dans la rue pour défendre leurs libertés lors des émeutes du parc Gezi. Ce moment insurectionnel a eu lieu dans des villes de tout le pays. La résistance qui a duré des mois s’est terminée par des attaques policières sans précédent à l’échelle nationale, au cours desquelles huit jeunes âgés de 15 à 22 ans ont été tués et des milliers d’autres arrêtés. Depuis 2014, l’État turc est devenu un État policier et, après la tentative de coup d’État fictif de 2016, il est dirigé avec un autoritarisme absolu sous l’état d’urgence. Depuis 2021, en raison de la crise économique qui s’est intensifiée de manière exponantielle, 60 % de la population vit désormais en dessous du seuil de pauvreté.

Des millions de personnes, plongées chaque année dans une misère plus grande, croyaient à chaque élection que le gouvernement et donc cette situation changeraient, mais Erdoğan, qui contrôle les médias et le système judiciaire, n’a jamais permis que cela se produise grâce à la peur et à la manipulation. Entre-temps, afin d’empêcher les groupes opprimés de se rassembler, il a créé une haine profonde au sein de la société, qualifiant chaque jour une nouvelle communauté d’ennemi-terroriste-agent étranger : Kurdes, Alevis, étudiant.x.e.s, syndicalistes, avocat.e.x.s, journalistes, intellectuels. Pendant que ces personnes étaient emprisonnées pour terrorisme par les tribunaux d’État, les personnes encore en liberté étaient, elles, trompées par la propagande selon laquelle les personnes emprisonnées étaient donc bel et bien des terroristes. « Terrorisme » est devenu un mot magique pour Erdoğan, un outil puissant pour maintenir son pouvoir, tandis que les personnes qui défiaient l’autorité finissaient en prison, en exil ou partaient à la mort. Ainsi a été crée des individus zombifiés et une société qui jour après jour perds de son pouvoir d’action et s’effondre politiquement, économiquement et moralement. C’est dans ce contexte précis que le soulèvement actuel est mené. Par des jeunes qui n’ont jamais connu d’ autre soulèvement de masse de leur vie, mais qui sont descendus dans la rue en disant « rien ne peut être pire que de vivre ainsi ». Des millions de jeunes qui ont été élevés en apprenant que les anciens rebelles étaient des terroristes et que l’État et la police étaient, du moins en théorie, des amis, sont maintenant confrontés à une réalité radicalement différente. Examinons de plus près ces manifestations.

Vers le « coup d’État » du 19 mars

Le matin du 19 mars 2025, des centaines de policiers ont arrêté chez lui Ekrem İmamoğlu, le maire d’Istanbul, qui serait candidat à la présidence lors des prochaines élections et qui pourrait vaincre Erdoğan, pour terrorisme et corruption.

Le fait que ces maires kurdes aient été accusés de cette infractions magiques qu’est le terrorisme a convaincu la majorité de l’opinion publique turque de légitimer cette situation et de ne pas s’y opposer. Le silence face à cette injustice dans les villes kurdes a permis à Erdoğan de faire de même avec d’autres maires dirigés par le CHP (deuxième plus grand parti politique, centre-gauche nationaliste turc) et a ainsi préparé le terrain pour ce « coup d’État » du 19 mars. La détention pour l’accusation magique de terrorisme de cet homme privilégié, sunnite, turc, riche, très populaire et politiquement puissant pour s’être opposé à Erdogan, a provoqué un grand choc et un grand scandale. Le message est clair : désormais, l’honneur d’être un terroriste pourrait être attribué non seulement aux personnes marginalisées, mais également à quiconque ne se serait pas rangé du côté d’Erdoğan.

Alors que la contestation publique était détruite un peu plus chaque année, les personnes qui avaient gardé le silence par respect pour les institution que représentent l’État, les médias et les tribunaux se retrouvaient désormais sur la liste des cibles. Ainsi, des milliers de jeunes ayant jusqu’à oublié comment rêver sous le poids de la pauvreté, des restrictions et de l’oppression, et qui n’ayant pas encore été étiquetés comme terroristes, se sont soudainement réveillés de leur sommeil et ont finalement explosé de colère. Le 19 mars, ils et elles sont descendu.x.e.s dans les rues de nombreuses villes de Turquie pour lancer des manifestations. Bien qu’il soit difficile de dire que les manifestant.x.e.s sont homogènes, il est possible d’affirmer que la majorité d’entre elles et eux sont des membres de la génération Z sans aucune expérience préalable de contestation pour les raisons décrites ci-dessus. Ce sont des jeunes qui jusqu’à présent n’ont pas pu sortir de la bulle de peur créée par le gouvernement et qui ont été exposés à l’ingénierie sociale très intense de l’État turc par le biais d’institutions telles que l’école, les médias, la famille, etc. Á présent, incapables de respirer par désespoir, ils et elles veulent du changement. Bien que la détention d’Ekrem İmamoğlu ait été l’étincelle qui a poussé ces jeunes à descendre dans la rue, ils ont commencé à exprimer leur colère et leurs revendications sur de nombreux autres sujets en clamant « la question ne concerne pas seulement İmamoğlu, vous n’avez pas encore compris cela ? ».

« Rien n’est plus horrible que de vivre de cette façon. »

Faire face à l’État et surmonter le mur de la peur

Comme presque tous les rassemblements en Turquie, ces manifestations ont été réprimées avec une violence massive par la police. Pour la première fois, les manifestant.e.x.s ont été confronté.e.x.s à la police, qui non seulement voulait disperser la foule, mais aussi faire payer cher à tout le monde le prix de sa présence. Une police qui se considère comme ayant le pouvoir de punir les gens sans avoir besoin de jugement, arrogante et brutale vouant une haine personnelle envers les manifestant.e.x.s et un plaisir personnel à les torturer. Une police sûre de ne pas être tenue responsable de ses actes de violence. Les manifestant.x.e.s, qui jusqu’alors considéraient la police comme un métier comme un autre, similaire à l’enseignement, aux soins infirmiers ou aux études d’ingénieurs, n’avaient pas conscience qu’en traquant les « terroriste d’hier», la police s’était transformée en une sorte de mafia monstrueuse. En une nuit, des milliers de jeunes, ont vu la loi punitive de « l’ennemi» s’appliquer à leur encontre et ont été brutalement attaqués par la police à l’aide d’une quantité incroyable de gaz lacrymogènes, de balles en caoutchouc et de canons à eau. Face à cette attaque massive, la majorité de ces jeunes ne savaient pas comment se protéger, comment prendre soin les un.x.e.s des autres, comment s’organiser. Pour beaucoup d’entre elleux, répondre à la police revenait à être un.x.e « traître » ou un.x.e « terroriste ». Alors une partie s’est figée, tandis qu’un plus grand nombre, pensant n’avoir rien à perdre, a brisé la légitimité de la police et a riposté à la violence policière. Ayant eu l’occasion d’exprimer leur colère pour la première fois, iels se sont couverts le visage et ont jeté tout ce qu’il leur était possible sur la police, ont dansé devant les canons à eau découvrant que le pouvoir et la légitimité de la police étaient des choses qui pouvaient être surmontées. Il ne semblaient pas y avoir de plan stratégique pour la suite de cette manifestation, ni de conscience politique bien réfléchie. La nuit a été dominée par la colère et le sentiment d’avoir été pour une fois entendus, ce qui en soi était hautement politique. Mais la nuit c’est également terminée par de nombreuses blessures et arrestations.

C’était la première fois depuis 2013 qu’il y avait une manifestation aussi massive avec des heures de résistance contre la police. Bien que les manifestations n’aient été diffusées sur aucune chaîne de télévision, elles ont été suivies par de nombreuses personnes via les réseaux sociaux. Le mur de la peur a été franchi par de nombreuses personnes qui ont réalisé qu’il était possible de défier l’État et de se rebeller. Le lendemain, de plus en plus de personnes sont descendues dans les rues d’autres villes de Turquie pour manifester. Au même moment, l’État turc a restreint les bandes passantes Web dans tout le pays et il a soudain fallut plusieurs minutes pour télécharger ne serait-ce qu’une vidéo de dix secondes. Les manifestant.x.e.s expérimentés qui ont soutenu les manifestations à la fois dans la rue et en ligne ont informé les gens que ce problème pouvait être surmonté avec de VPNs. Et cette fois, par le biais d’Elon Musk, l’État turc a bloqué l’accès à environ 200 comptes X de journalistes, d’associations juridiques, de collectifs de médias et de partis politiques. Le même jour, le Haut Conseil de la radio et de la télévision (RTÜK) a interdit toute diffusion en direct sur les chaînes de télévision. Toujours le même jour, bien que cela n’ait pas de lien direct avec les manifestations, le conseil d’administration du barreau d’Istanbul, connu pour s’opposer à Erdoğan, a été dissous par décision de justice.

Au même moment, de nombreux et nombreuses avocat.x.e.s de différentes villes qui souhaitaient défendre les manifestant.x.e.s détenus ont également été arrêtés dans les commissariats et les palais de justice. Le nombre de personnes détenues ne cessait d’augmenter et certaines ont directement été condamnées à des peines de prison ou à des assignations à résidence. Le maire, Ekrem Imamoğlu, et une centaine d’hommes politiques, qui avaient été arrêtés la veille, étaient toujours interrogés au poste de police. Toute cette oppression et la peur en découlant n’ont pas découragé les gens de manifester dans les rues, mais ont au contraire renforcé leur détermination. Pendant les manifestations, les députés qui prenaient le micro et prononçaient des discours en espérant l’aide des élections et de la loi étaient hués. Les jeunes faisaient pression sur les députés pour qu’ils appellent à descendre dans la rue, et non aux urnes, et cela a été accepté. Ce moment en lui-même a marqué un nouveau seuil, car « appeler à descendre dans la rue » avait été reconnu comme illégitime pendant des années dans la loi et la société fabriquées par Erdoğan. Le fait que des députés engagés dans une politique « légale » aient osé le faire a été en soi assez surprenant pour tout le monde. C’était comme si des milliers de personnes franchissaient une par une un mur invisible dont jusqu’à présent la société entière ne savait pas s’il existait réellement ou non et que personne n’osait dépasser. Une fois de l’autre côté, déconcertées, dans ce pays où elles n’avaient jamais mis les pieds toutes ces personnes se demandent ce qui allait leur arriver.

Stratégies de l’État turc

De nombreux acteurs de l’opposition sociale établis de longue date en Turquie ont appelé à ces manifestations, condamné l’arrestation d’Imamoğlu, soutenu les revendications des jeunes pour la justice, la démocratie et la liberté, et se sont élevés contre les violences policières et les interdictions. Parallèlement, le mouvement politique kurde (Parti DEM), l’un des acteurs les plus puissants de la contestation, a choisi de limiter son soutien à ses dirigeants les plus placé. Seuls les représentant.x.e.s du parti ont effectué une visite symbolique au protestations et ont publié une déclaration qualifiant la détention d’Imamoğlu de coup d’État. Le soutien du parti DEM à un soulèvement aussi vaste et généralisé, où des « citoyens et citoyennes ordinaires » ont manifesté pour la première fois depuis des années, aurait pu changer la donne pour le destin du pays et mettre Erdoğan dans une position plus difficile que jamais. Avec le recul, il n’est pas difficile de deviner ce qui a motivé Erdoğan à entamer un processus de paix avec le PKK ces dernières semaines. La raison pour laquelle le Parti DEM a adopté une telle position reste toutefois plus complexe, et l’histoire nous dira pourquoi. Néanmoins, à ce stade, je pense qu’il est plus important de parler des résultats que des raisons, car la distance prise par le Parti DEM a eu deux conséquences importantes. Tout d’abord, La police dans la rue, tout comme Erdoğan dans l’arène politique, ont réussi à échapper à une menace très importante. La participation du parti DEM et de la jeunesse kurde aux manifestations aurait pu rendre la tâche d’Erdoğan beaucoup plus difficile. Par rapport aux émeutes du parc Gezi, l’absence de l’expérience, de la résilience, des compétences organisationnelles et de la détermination qu’aurait pu amener Parti DEM et la jeunesse kurde était clairement visible. Je pense que si un génie offrait un souhait magique à Erdoğan et sa police, ils l’utiliseraient pour éloigner les Kurdes de ces manifestations.

Le deuxième point explique cela plus précisément : l’absence des Kurdes en tant que partie prenante de ce mouvement a laissé plus de place à la tendance nationaliste et étatiste, déjà très présente parmi les manifestants. La conséquence fut que les manifestant.x.e.s ayant une approche intersectionnelle, tels que les Kurdes, les féministes, les LGBTI+, les socialistes, les anarchistes, les défenseurs des droits des animaux, etc., sont devenus encore plus « marginalisés ». La crainte de mettre leur sécurité encore plus en jeu a amené une réticence naturelle parmi ces personnes à afficher leurs identités, par exemple en brandissant un drapeau arc-en-ciel. Dans la plupart des villes, les personnes queers ne se sentaient pas assez en sécurité pour participer aux manifestations ni individuellement ni de manière collective. Si Erdoğan et sa police pouvaient faire un deuxième vœu, ils choisiraient certainement l’absence de dynamique intersectionnelle au sein de ces manifestations. Parce que l’intersectionnalité, tant en termes de nombre que de qualité, représente le pire cauchemar d’Erdoğan. Parce que l’avenir et la durabilité de la colère émergée lors de ces jours ainsi que la question de savoir si elle menacerait un jour l’État ou non dépendent de son caractère intersectionnel. Comme expliqué plus haut, c’est grâce à sa politique de destruction des fondements de l’intersectionnalité qu’Erdoğan a réussi à atteindre son autorité absolue. Il ne fait aucun doute que dans cette lutte, l’union des personnes opprimées profiterait à tous les opprimé.x.e.s et désavantagerait leur ennemi commun. Malheureusement, je dois dire qu’Erdoğan et sa police semblent avoir de la chance et que leurs deux souhaits les plus chers se réalisent pleinement dans le soulèvement qui a lieu depuis le 19 mars.

Ce qui se passe actuellement : une résistance généralisée face à une répression très violente

À ce jour, le 27 mars, les manifestations se poursuivent avec le caractère exponantiel que j’ai mentionné plus haut. La semaine dernière, les queers, les féministes, les anarchistes, les socialistes… ont fait des progrès significatifs pour devenir plus visibles et donner aux manifestations un caractère révolutionnaire. Simultanément, le lancement d’une campagne de boycott massif contre de nombreuses entreprises liées au gouvernement a provoqué une grande panique. Le même jour, le fait de voir des hauts fonctionnaires du gouvernement prendre la pose avec des entreprises boycottées et faire la publicité de leurs produits pour les soutenir a prouvé une fois de plus que nous étions officiellement en guerre : l’organisation criminelle étatique turque et son capital ont déclaré la guerre à tous celles et ceux qu’ils percevaient comme une menace pour leurs intérêts.

Dans cette guerre, la priorité n’est pas toujours d’arrêter des gens mais aussi de collecter des données sur qui se trouve sur le front adverse. Ce n’est pas sans raison que la police, après avoir, hier, encerclé des manifestations universitaires, a déclaré qu’elle libérerait les manifestant.x.e.s en échange du retrait de leurs masques. Dans un même temps, plusieurs guides sur la sécurité digitale publiés sur les réseaux sociaux par celles et ceux qui sont dans la rue depuis des années ont permis de sauver des vies. Dans certaines universités, les professeurs fidèle à Erdogan ont partagé les feuilles de présence avec la police pour signaler les étudiant.x.e.s qui ne suivent pas les cours ces jours-ci. Mais de nombreux autres professeurs ont soutenu l’appel au boycott universitaire suite à quoi ils et elles ont déjà été démis de leurs fonctions. Même si j’ai dit que les arrestations ne sont pas la première priorité, il est bon de rappeller que les prisons autour d’Istanbul ont atteint leur capacité maximale et de nouveaux détenu.x.e.s devront être envoyés dans les prisons des villes voisines. Quelque chose qui n’aura surpris que les personnes qui ne connaissent pas la véritable fonction de la loi : Le délit mineur de « violation de la loi sur les réunions et les manifestations », – lequel n’était pas pris au sérieux dans les cycles de contestations précédentes car la plupart du temps, les gens ne recevaient même pas d’amende à l’issue du procès – à servit à présent à envoyer des dizaines de personnes en prison.

La nécessité de prendre le parti de la pierre jetée sur la police plutôt que celui de la personne qui la jette.

Il devient clair une fois de plus que l’approche que nous ont enseignée le système judiciaire et les politiciens, selon laquelle nous devrions prendre inconditionnellement le parti de l’un des protagonistes d’un conflit, ou que le statut de victime et d’agresseur devrait être attribué à deux personnes/identités différentes et strictement séparées l’une de l’autre, nous conduit dans un piège. Il est frappant de voir comment tant de manifestant.x.e.s âgés de 16 à 24 ans, qui sur la base de l’éducation obligatoire qu’ils ont reçue de l’école, des médias et de la famille sont prêts à menacer et à expulser les Kurdes ou les LGBTI+ qui vouderaient se joindre aux manifestations, deviennent à la fois des auteurs et des victimes. Depuis le début du soulèvement le 19 mars, en tant que victimes de l’État, si plus de 2 000 personnes ont été arrêtées, des milliers de personnes ont été blessées – certaines mortellement -, des dizaines de personnes ont déjà été emprisonnées, un nombre inconnu de personnes ont été chassées du domicile de leur famille , ont été expulsées de chez elles, ont perdu leur emploi ou ont été exclues de l’université, et ont été qualifiées de terroristes par les services de renseignement, c’est en partie dû au pouvoir qu’elles ont perdu en raison de leur rôle d’auteurs. Je constate que ce piège a fonctionné pour certains « terroristes d’hier » et qu’une partie importante d’entre elleux, en particulier au sein du parti politique kurde, qui ont pourtant passé leur vie à lutter contre l’État, sont à présent au mieux indifférents à la violence de l’État et aux revendications des manifestant.x.e.s. C’est également à travers ce filtre que j’analyse le manque de réactivité et le silence du mouvement antifasciste en Suisse et en Europe. C’est pourquoi je trouve important d’expliquer ce qui se passe dans ce soulèvement aux autres rebelles du monde entier. Je souhaite expliquer que le soulèvement actuel, malgré sa complexité, mérite d’être soutenu et la solidarité internationale ne peut se faire que dans une perspective anti-autoritaire qui ne tombe pas dans le piège d’une prise de parti rigide. Il est possible de soutenir ce mouvement sans blâmer la victime d’avoir été torturée par la police et sans excuser l’agresseur qui a tenté d’y supprimer le drapeau kurde.

« Queer – Resist »

Où se situer face à un soulèvement aussi controversé ?

Le soulèvement acutel en Turquie mérite d’être soutenu, car les manifestant.x.e.s ne sont pas seulement des nationalistes/apolitiques de la génération Z. De nombreuses personnes queer, kurdes, anarchistes, socialistes, antispécistes, féministes, qui s’implique dans des luttes intersectionnelles élèvent aujourd’hui leur voix contre l’injustice et résistent à l’État turc dans les rues, comme elles le font depuis des années. Malgré leur peur à l’égard de la majorité des manifestants, iels préfèrent être dans la rue et iels subissent une part plus importante de la violence de l’État. La complexité de ce soulèvement signifie qu’iels ont plus que jamais besoin de soutien. Il est essentiel de soutenir ce soulèvement pour qu’iels en ressortent avec un peu de terrain conquis ou du moins sans être davantage repoussés. Le soulèvement actuel en Turquie mérite d’être soutenu car les manifestant.x.e.s, même si certain.nes nourrissent des idées contre-révolutionnaires, sont légitimes dans ce contre quoi ils et elles se révoltent : les organes et les politiques de l’État turc, symbolisés par Erdoğan. C’est ce qui détermine la légitimité d’un soulèvement. Peu importe que la majorité des manifestant.x..e.s veuille que le dictateur Erdoğan tombe et soit remplacé par le nationaliste İmamoğlu. Aujourd’hui, nous pouvons nous serrer les coudes dans la lutte pour faire tomber Erdoğan et demain, nous pouvons nous séparer lorsque la demande sera de le remplacer par İmamoğlu. Une fois que nous aurons détruit la plus grande puissance existante, nous nous battrons pour détruire la deuxième plus grande puissance, puis la troisième, jusqu’à ce qu’il n’y ait plus de pouvoir au-dessus de nous. Ce point de vue anarchiste appelle à soutenir toute menace contre Erdoğan, son État, sa police, son système judiciaire. La critique de ces manifestations ne doit pas servir à isoler le soulèvement, mais plutôt à éclairer les débats qui suivront en cas de victoire.

Le soulèvement actuel en Turquie mérite d’être soutenu car un dictateur utilise tout le pouvoir et toutes les ressources de l’État turc, devenu une « organisation criminelle », pour massacrer des personnes qui n’ont pas ce même pouvoir et ces même ressources, peu importe qui elles sont. Non seulement les manifestant.x.e.s, mais aussi leurs avocat.x.e.s, les journalistes qui documentent les actes de torture, les médecins qui soignent les blessés lors des manifestations, celles et ceux qui en parlent, celles et ceux qui ouvrent leurs portes aux personnes touchées par les gaz lacrymogènes, tous celles et ceux qui ne sont pas en obéissance absolue sont désormais punis. Dans la Turquie de 2025, où l’État contrôle tous les aspects privés et publics de la vie et où tout notre soutien potentiel est démantelé, la survie d’Erdoğan à ce soulèvement revienderait à laisser toutes les personnes qui ont remis en question son autorité enfermées dans un bâtiment en flamme. C’est peut-être la première, la seule et la dernière chance que nous avons eue depuis des années d’agir contre le pouvoir d’Erdoğan. C’est pourquoi tout soutien à ce soulèvement ou tout coup porté contre sa cible, l’État turc, revêt une importance vitale. Le soulèvement actuel en Turquie mérite d’être soutenu car pour ceux qui ne détiennent ni le pouvoir et ni la majorité, les femmes, les Kurdes, les Alevis, les homosexuels, les pauvres, les jeunes, les immigrés, les « terroristes d’hier », le premier pas vers la respiration, l’écoute et la liberté est l’effondrement de l’ordre actuel. Le soulèvement actuel en Turquie mérite d’être soutenu car c’est peut-être la dernière chance pour nous, « terroristes d’hier », qui avons déjà été emprisonnés et contraints à l’exil pour nous être rebellés pendant des années, de revoir la lumière du jour dans le pays où nous sommes nés.